jeudi 24 décembre 2015

Mauvaise éducation à Cerbère en 1885

De la maison close à l'école de Cerbère, il n'y a qu'un pas


On peut lire dans L'Avenir de Port-Vendres, Collioure, Banyuls du 24 mai 1885 la plainte d'un père de famille concernant une maison close qui ne dit pas son nom et qui serait située tout près de l'école de Cerbère et ce, à cause d'un arrêté municipal récent un peu trop vague sur les distances à respecter entre ces deux types d'établissements.


Vieux papiers des Pyrénées-Orientales
La plage et les écoles à Cerbère au début du 20ème siècle

Monsieur le rédacteur de l'Avenir de Port-Vendres.

En mon nom personnel et au nom de plusieurs pères de famille, je viens vous prier de vouloir bien insérer dans votre vaillante feuille la réclamation suivante :
Aux termes d'un arrêté du maire de Banyuls-sur-Mer en date du 24 mai 1884, l'autorité administrative a autorisé en notre bourg, la création de buvettes servies par des femmes, et qui ne sont, au fond, que des maisons publiques, au même titre que les maisons fermées et soumises au rigoureux contrôle de la police.
L'article 2 de cet arrêté porte que tout établissement de ce genre ne devra être situé à proximité de l'église ni des écoles publiques.
Au pasteur à défendre son établissement ! A nous, citoyens, travailleurs et contribuables, à défendre nos droits et la conscience de nos enfants.
Selon les commentateurs les mieux autorisés, la proximité s'étend à une distance de 300 mètres.
Or, il existe, ici, à Cerbère, une maison d'amour qui, non seulement est en-dehors de la rigoureuse limite de proximité avec l'école, mais n'en est séparée que par un simple mur mitoyen !
Du seuil de la porte, des fenêtres, des créatures assaillent les passants de leurs agressions grossières, et cela publiquement, en plein soleil, sans respect pour l'âge de jeunes enfants que nous conduisons à une école différente à tous égards de la buvette en question.
Nous aimons à croire que M. l'adjoint délégué, faisant fonction d'officier de police administrative à Cerbère, voudra bien faire exécuter dans toute sa rigueur l'arrêté précité de M. le maire de Banyuls, et protéger autant la morale publique que le droit des citoyens, qui ne sauraient permettre à aucun exploiteur de chair humaine de venir cyniquement outrager l'innocence et la pureté de pauvres enfants, espoir et avenir de la patrie française.

Un père de famille.


Note : Cerbère ne devient une commune indépendante qu'en 1888. Ce père de famille s'adresse donc dans ce courrier au maire de Banyuls-sur-Mer, à l'époque M. Fortuné Forgas, élu à cette fonction de 1884 à 1886.

Concernant les buvettes tenues par des femmes à Cerbère, suite des péripéties au prochain épisode (le curé s'en mêle) !


Source : L'Avenir de Port-Vendres, Collioure, Banyuls du 24 mai 1885 [via le fonds numérisé de la Bibliothèque de Perpignan]
Carte postale: Editions Berdagué-Mary-Bernard (début 20ème siècle, domaine public)


Pour rappel, un autre article sur Cerbère, à relire ici.



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mercredi 9 décembre 2015

Circulation périlleuse autour de la gare de Perpignan en 1882

Gare aux bœufs nocturnes !


Avec l'arrivée du chemin de fer à Perpignan à partir de 1858, une gare provisoire est construite dans le quartier du Vernet puis, peu de temps après à son emplacement actuel, près du quartier Saint-Assiscle. Mais l'emplacement choisi à l'époque est alors en dehors des remparts, en pleine campagne. Et même si l'espace vide ainsi créé entre la gare et la ville s'urbanise rapidement, plus d'une dizaine d'années plus tard on y subit encore les nuisances de la campagne. L'article qui suit, tiré du journal L'Espérance du 3 janvier 1882, nous signale un problème de taille : les bœufs présents en nombre sont de véritables dangers de la route, tout comme les charrettes, et ce d'autant plus qu'on ne les voit pas lorsqu'il fait nuit.

La gare de Perpignan au début du 20ème siècle

Avis à l'administration

Le quartier de la gare qui prend chaque jour un développement plus considérable devrait être l'objet d'une active surveillance pour y faire observer un peu mieux les lois de la police du roulage, et de la circulation sur les voies publiques. On prèviendrait [sic] ainsi des accidents et des malheurs qui peuvent être l'objet de leur inexécution.
On observe que les charrettes et voitures circulant à l'entrée de la nuit sur la route de la gare et route de Prades, n'ont jamais leurs lanternes éclairées, ce qui rend un accident toujours possible. Ce quartier n'étant point le centre des lumières, il ne fait clair le soir que lorsque la lune brille ; aussi si on a besoin d'aller à la boîte aux lettres de la gare, souvent on ne voit pas où l'on marche et l'on n'aperçoit le véhicule que l'on entend, que lorsqu'on est menacé d'être écrasé. - Même observation pour les conducteurs de troupeaux de bœufs, conduits en liberté, à l'entrée de la nuit, de la gare, au marché aux bestiaux ; deux, trois hommes sont seuls à conduire un troupeau considérable ; aucun d'eux ne porte de lanterne, rien ne trahit leur présence ; il faut se trouver presque envahi, pour comprendre qu'il faut se garer ; et dans l'obscurité, comment faire !
Voyez-vous une mère avec ses enfants perdue dans un pareil milieu ? Il doit y avoir nécessairement moyen d'essayer une modification dans les habitudes de sans-gêne, prises par les marchands de bestiaux.


Les quais de la gare de Perpignan au début du 20ème siècle


Source : L'Espérance du 3 janvier 1882 [via le fonds numérisé de la Bibliothèque de Perpignan, domaine public]

Photos :
* Façade de la gare : Carte postale des éditions PBL (Béziers) [domaine public]
* Quai de la gare : Carte postale des éditions Labouche (Toulouse) [domaine public]


Pour rappel, les autres articles concernant Perpignan sont à relire ici.

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mardi 24 novembre 2015

Au programme au cinéma de Céret en novembre 1930

Aventures et romance au cinéma de Céret en 1930

On peut lire dans le journal La Vérité républicaine du 14 novembre 1930 le programme du cinéma à Céret, dans la salle municipale et au cinéma Le Cérétan pour les séances de samedi et dimanche. Peut-être certains cérétans, aujourd'hui très âgés, se souviennent-ils avoir vu ces films ? Voyons ce qu'il en est de ce programme.


Des aventures en Sibérie...


Le premier film annoncé est « Michel Strogoff », interprété par les célèbres artistes Yvan Mosjoukine et Nathalie Kovenko. Michel Strogoff est avant tout un célèbre roman d'aventures de Jules Verne publié en 1876. L'histoire se déroule en Russie  et raconte l'histoire d'un messager du Tsar chargé de porter un message au frère de celui-ci afin de le prévenir d'un complot visant à permettre l'invasion de la Sibérie par des hordes tartares. Son chemin est bien sûr parsemé d'embûches, il se fait notamment brûler les yeux, mais il rencontrera aussi l'amour, avec la belle Nadia.

Parmi les acteurs du film, Nathalie Kovanko (Nadia)

Le film diffusé à Céret en 1930  est un film muet de 1926, réalisé par le cinéaste russe Victor Tourjansky (1891-1976), émigré après 1917 en France, puis plus tard aux États-Unis et enfin en Italie. L'article de presse précise qu'il s'agit de la deuxième partie du film diffusée ce jour-là à Céret, car la totalité de ce long-métrage dure tout de même 2 heures et 48 minutes !

L'acteur principal est Ivan Mosjoukine (1889-1939), émigré russe en France, et une des plus grandes vedettes du cinéma muet de l'époque ayant déjà joué dans plus d'une centaine de films. Son fort accent russe l'empêchera de faire carrière dans le parlant, ce qui lui vaudra alors de mourir seul et dans la misère.

Ivan Mosjoukine (Michel Strogoff)
est dans une mauvaise passe...

La belle Nadia est l'actrice ukrainienne Nathalie (Natalia) Kovenko (1899-1967). Elle est à l'époque la compagne de Victor Tourjansky et participe à la plupart de ses films. Lorsqu'il la délaisse au début des années 30 pour l'actrice française Simone Simon, elle rentre dans son pays et arrête le cinéma.

Ce film  de 1926 n'a pas été tourné en Sibérie, mais à Boulogne-Billancourt pour les scènes d'intérieur, puis en Lettonie dans des paysages similaires aux grandes steppes, avec le concours de plusieurs milliers de figurants de l'armé lettone elle-même pour les scènes de batailles, et enfin en Norvège. Dépaysement garanti pour nos spectateurs du Vallespir !
Etrangement, Victor Tourjansky réalisera en 1961 une autre adaptation de ce roman, Le Triomphe de Michel Strogoff, mais cette fois-ci en version sonore et en italien !

On peut voir ci-dessous un extrait du film.



...et une histoire romantique de vengeance.


Le deuxième film annoncé est « Souvent est pris », délicieuse comédie interprétée par Monte Blue et Dorothy Devore. Il s'agit d'un film muet américain de 1926 connu sous un autre titre, « La double mort du capitaine Frazer », à l'origine « The Man Upstairs ». Le réalisateur en est Roy Del Ruth (1895-1961), encore à ses débuts à l'époque mais qui deviendra le deuxième réalisateur le mieux payé d'Hollywood dans les années 30.

Le film « Souvent est pris » a été perdu depuis, et l'on sait seulement qu'il était constitué de 7 bobines. L'histoire est celle d'un homme, Geoffrey, cherchant à obtenir un rendez-vous d'une femme, Marion, via une petite annonce. Lui ayant fait une blague, celle-ci décide de se venger en se faisant passer pour morte et en l'accusant d'être l'auteur du crime. Après quelques péripéties et l'avoir sorti de prison, elle finit par lui accorder le rendez-vous demandé.

Monte Blue en 1924

Le rôle de Geoffrey est interprété par Monte Blue (1887-1963). Après avoir commencé comme cascadeur, il se fait une réputation comme acteur de film romantiques et est un des rares acteurs à avoir survécu à la révolution du cinéma sonore.

Le rôle de Marion est interprété par Dorothy Devore (1889-1976). Véritable vedette durant les années 20 dans de nombreux films de comédie, elle arrête sa carrière au moment du passage au parlant.

Dorothy Devore en 1925

En France, le cinéma muet vit en 1930 ses dernières heures, puisque le premier long métrage sonore français est tourné cette année-là, mais la plupart des salles de cinéma ne sont pas encore équipées à cet effet, lui assurant ainsi un sursis momentané.

Il y a encore un cinéma à Céret de nos jours qui diffuse un à deux films par semaine.

Le cinéma de Céret  de nos jours

Sources :
La Vérité républicaine du 14 novembre 1930 [via le fonds numérisé de la Bibliothèque de Perpignan, domaine public]
Articles Wikipédia des sujets concernés (cf. liens).
Informations sur The Man Upstairs : Catalogue du American Film Institute.

Illustrations :
Photos du film Michel Strogoff : La Petite Illustration cinématographique du 7 août 1926 [domaine public]
Photo de Monte Blue : Photoplay Publishing Company [domaine public]
Photo de Dorothy Devore : Auteur inconnu, photo promotionnelle de 1925 [domaine public]
Photo du cinéma : Fabricio Cardenas [cc-by-sa]

Les autres articles sur Céret sont à relire ici.

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dimanche 8 novembre 2015

Vision du Canigou en 1842

« L'imposante magnificence du Canigou »

Le massif du Canigou semble avoir pour propriété naturelle de provoquer une impression indélébile sur tous ceux qui le découvrent pour la première fois, ainsi que nous avons pu déjà le voir avec Adolphe Thiers en 1822. Vingt ans plus tard, la vicomtesse de Satgé, aristocrate anglaise, est elle aussi subjuguée et nous livre sa vision du Canigou.

Une aristocrate anglaise au Canigou


Mme la vicomtesse Satgé de Saint-Jean, née Caroline Sparkess, est une aristocrate anglaise. Elle ne s'est pas trouvée face au Canigou par hasard. Cosme de Satgé, seigneur de Thoren (ancienne commune du Conflent réunie à Sahorre), et ses fils font des affaires en Angleterre. L'un des fils, Valentin, épouse en 1832 la dite Caroline puis obtient le titre de vicomte. Caroline Sparkess devient ainsi vicomtesse et découvre les Pyrénées-Orientales dont elle décide de faire la promotion. C'est dans un petite brochure illustrée de ses propres dessins et parue en 1842, intitulée Esquisses sur les Pyrénées, où elle y présente les deux extrémités de cette chaîne de montagne, qu'elle nous y parle notamment du Roussillon, de la région de Prades, de Ria-Sirach, de Thoren... et du Canigou. Voyons ce qu'elle nous en dit.

Le château de Thoren et le Canigou au 19ème siècle

Le Canigou,

Près des environs de Prades.


Dans toutes mes courses, je n'ai, je pense, rien vu qui égale, mais bien certainement rien qui surpasse l'imposante magnificence du Canigou.
Il est debout, seul, au milieu des riches plaines du Roussillon, le monarque absolu de quelques-unes des plus belles scènes de la nature. Le profond azur d'un ciel espagnol, imprimant sur ses gigantesques masses toutes les chaudes et vigoureuses teintes du Midi, le revêt d'une prismatique et indicible beauté ; et les villages qui nichent à ses pieds dans le sein des bois, et la merveilleuse verdure de ses vallées, baignées par un grand nombre de ruisseaux et de rivières, donnent à sa position un charme incomparable.
Le Canigou s'élève de 8,652 pieds au-dessus du niveau de la Méditerranée, et il fut longtemps considéré comme un des plus hauts points de toute la chaîne des Pyrénées ; mais le Maledetta, qui a 10,772 pieds au-dessus de l'Océan, est maintenant reconnu pour le pic le plus élevé de ces gigantesques fortifications, qui, commençant avec le Canigou, s'étendent comme des remparts entre les deux nations, et forment une chaîne depuis la Méditerranée jusqu'à l'Atlantique.

The Canigou (dessin de la vicomtesse de Satgé)


Un sommet culminant qui n'en est pas un


Dans son récit, la vicomtesse de Satgé mentionne le Maledetta comme plus haut sommet des Pyrénées. Chacun sait de nos jours que le réel point culminant des Pyrénées est le pic d'Aneto, avec une altitude de 3404 mètres. Hors, celui-ci est justement situé dans le massif de Maladeta, côté espagnol en Aragon. Le pic de Maladeta, avec ses 3312 m, passait jadis pour être le plus haut tandis que l'Aneto, étant moins visible, paraissait plus petit. Le Canigou, quant à lui, est loin derrière avec ses 2784 mètres, mais reste sans conteste le plus majestueux d'entre tous les sommets pyrénéens de par sa situation, ce qui convient bien au titre de « monarque absolu » que lui confère la vicomtesse de Satgé.


Sources :
Esquisses sur les Pyrénées (Sketches among Pyrénées) par Mme la vicomtesse Satgé de Saint-Jean, Paris : Arthus-Bertrand ; Londres : Bossange, Barthès et Lowell, 1842, 14 p. via Rosalis (bib. numérique de Toulouse) [domaine public]
Note sur l'éditeur français de cette brochure : c'est un aïeul du célèbre photographe Yann Arthus-Bertrand.
Infos biographiques : Les Pyrénées-Orientales en 1842 vues par une aristocrate anglaise, par Madeleine Souche, sur le site Maison de l'histoire Languedoc Roussillon Catalogne
Sommets pyrénéens : Articles de Wikipédia correspondants (cf. liens)

Illustrations :
Photo du château de Thoren : photo prise avant 1886 sans doute par Élisée Reclus (1830-1905), via Gallica [domaine public] 
The Canigou : Esquisses sur les Pyrénées (cf. supra) [domaine public]

Sur le Canigou vous pouvez aussi relire...
sur ce blog :
* Adolphe Thiers en admiration devant le Canigou en 1822 ;
* L'inauguration du refuge des Cortalets en 1899.
parmi mes anciennes chroniques :
* quatre articles impliquant une araignée, un pyrénéiste anglais, un mirage et l'auteur du Livre de la Jungle.

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samedi 31 octobre 2015

1000 km à pied pour un entretien d'embauche

Jean Nicolas Pierre Hachette
(1769-1834) est un mathématicien natif de Charleville-Mézières, dans les Ardennes, près de la frontière avec la Belgique. A 22 ans, il décide de faire 1000 km à pied afin d'obtenir le poste qu'il convoite... à Collioure, dans les Pyrénées-Orientales.


Un mathématicien autodidacte

Après ses premières études dans sa ville natale puis au collège de Reims, Jean-Nicolas-Pierre Hachette se découvre un attrait irrésistible pour les mathématiques. C'est quasiment de manière autodidacte qu'il décide de se consacrer à sa passion, tout en étant employé comme dessinateur à l'École royale du génie de Mézières depuis ses 19 ans.

Quatre ans plus tard, Hachette se sent assez sûr de lui pour proposer ses compétences et cherche un poste d'enseignant. On demande justement un professeur d'hydrographie pour Collioure et Port-Vendres. C'est à 1000 km ? Qu'à cela ne tienne, il décide de faire le voyage à pied.


1000 km à pied pour une candidature spontanée

En ce début de l'année 1793, Hachette n'a pas encore 23 ans et n'est sans doute pas très riche (son père est libraire). Le meilleur moyen de s'économiser les frais de transports est donc encore de faire le voyage à pied. Suivant le trajet emprunté, et avec les routes actuelles, entre 1000 et 1200 km séparent Charleville-Mézières, au nord, de Collioure, direction plein sud. Notre marcheur a pu passer par exemple par les villes de Troyes, Dijon, Lyon, Avignon, Montpellier, Béziers, Narbonne et Perpignan avant d'arriver à destination.

Le trajet de 1000 km

Combien de temps a-t-il mis pour un tel trajet ? Il est difficile d'évaluer cette donnée, ne sachant rien de sa vitesse moyenne, de son temps de marche quotidien, de sa condition physique ou même de celle de ses chaussures. Mais Hachette était jeune et motivé, et l'on peut supposer qu'il ait pu marcher au moins huit heures par jour. 4 à 5 km/h est un rythme tranquille, à partir de 7 ou 8 km/h, on passe en marche active. Quoi qu'il en soit, on peut alors estimer qu'il a fallu a notre jeune postulant entre 20 et 30 jours minimum pour effectuer ce voyage.


...et un emploi à la clef

Une fois arrivé à Collioure, Hachette se présente spontanément pour le poste et évince sans difficulté tous ses concurrents. Il y reste deux ans, au cours desquels il aura notamment pour élève le jeune François-Baudile Bergé, natif de Collioure. Fort de sa formation dispensée par Hachette, celui-ci deviendra plus tard le premier polytechnicien de l'histoire et un général d'Empire.

Tout en enseignant entre Collioure et Port-Vendres, Hachette participe activement à la défense de Collioure, prise par les Espagnols en 1793 et libérée par les Français en mai 1794. Il trouve en plus le temps de produire divers articles de mathématiques et de géométrie descriptive. Il en envoie un au grand mathématicien Gaspard Monge et, dès la fin 1794, il est recruté comme professeur de géométrie descriptive pour la toute nouvelle École polytechnique qui ouvre à Paris. Hachette aura donc passé un peu moins de deux ans à Collioure, à la fois loin de tout et au sein des guerres révolutionnaires, mais sa carrière était lancée. Il reste connu aujourd'hui principalement pour ses travaux de géométrie et de mécanique.

Ses titres affichés lors de son éloge funèbre sont les suivants :
Hachette (Jean-Nicolas-Pierre)
Membre de l'Institut, de la Société royale et centrale d'Agriculture,  du Conseil de la Société d'Encouragement, de la Société philomatique, des Académies de Naples, Bruxelles, etc., membre de la Légion d'Honneur, Professeur à la Faculté des Sciences.

Sources :
* Discours  prononcé le 18 janvier 1834 sur la tombe de M. Hachette (Jean-Nicolas-Pierre)
par M. le B.on de Silvestre [Augustin-François de Silvestre], Membre de l'Institut, secrétaire perpétuel de la Société royale et centrale d'Agriculture, etc.; Paris, imprimerie de Mme Huzard, 1834 [via Google Books, domaine public]
* Collioure, par le Général J. Caloni, in Société agricole, scientifique et littéraire des Pyrénées-Orientales,1938 (vol. 60) [via Gallica, domaine public]

Illustrations :
* Portrait : auteur anonyme, 19ème siècle [domaine public]
* Carte : © les contributeurs d’OpenStreetMap [licence ODbl]

Les autre articles de ce blog concernant Collioure sont à relire ici.

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dimanche 25 octobre 2015

Un ministre à Ille-sur-Têt en 1893

Vieux papiers des Pyrénées-Orientales
Charles Dupuy
En 1893, nous sommes sous la Troisième République. Le président de la République est Sadi Carnot et le président du Conseil (l'équivalent du Premier ministre de nos jours) Charles Dupuy (1851-1923). Hors, on peut justement lire dans le journal La Lanterne du 7 octobre 1893 que le dit Charles Dupuy est en déplacement à Ille-sur-Têt, à l'époque une petite ville des Pyrénées-Orientales d'une population de 3300 habitants. Que vient-il donc y faire ?

Voyage de M. Dupuy

L'arrivée du Ministre à Ille-sur-Têt
Ille-sur-Têt, 5 octobre .- M. Charles Dupuy, président du Conseil, est arrivé à Ille-sur-Têt cette après-midi à trois heures.
Il a été reçu sur le quai de la gare par M. Baux, maire, M. Sauvy, conseiller général, les conseillers d'arrondissement, le Conseil municipal et les membres de sa famille.
A la mairie, le maire a lu une délibération conférant à M. Dupuy le titre de citoyen d'Ille-sur-Têt.
Le président du Conseil a remercié et a signé sur le registre des délibérations.
M. Sauvy, conseiller général, a engagé M. Dupuy a soutenir les intérêts de la viticulture en ce moment dans le marasme.
M. Dupuy a promis son concours et s'est rendu au domicile de son beau-père, où il restera quelque temps.

Charles Dupuy, surnommé « le pachyderme » à cause de sa corpulence, est un auvergnat, originaire du Puy-en-Velay, en Haute-Loire. Républicain modéré, au moment des faits en 1893, il a déjà été député de son département d'origine et ministre de l'Instruction publique et des Cultes. Il est président du Conseil depuis le mois d'avril 1893. A priori rien à voir avec les Pyrénées-Orientales.

Mais durant son début de carrière, Charles Dupuy, agrégé de philosophie, a été enseignant puis inspecteur d'académie. C'est alors qu'il est en poste à Ajaccio (Corse), depuis 1883, qu'il rencontre sa future épouse. Antoinette Laborde est une jeune veuve, déjà mère d'une jeune fille, et issue d'une famille de notables d'Ille-sur-Têt. Le couple se marie en 1888 et c'est ainsi que Charles Dupuy est amené à découvrir les Pyrénées-Orientales, et plus particulièrement Ille-sur-Têt, où se trouve sa belle-famille, ainsi que le signale l'article de La Lanterne.

Devenu un des premiers personnages de l'Etat, il est donc logique de lui prévoir un comité d'accueil à la gare d'Ille et d'en profiter pour le déclarer citoyen de la commune ! Tout cela n'a sûrement pas coûté grand chose et a permis au final de faire parler d'Ille-sur-Têt jusque dans les journaux parisiens. Quoi qu'il en soit, Charles Dupuy est en tout cas sensible aux marques d'attention qu'il reçoit ce jour-là, déclarant alors qu'il se considère comme le « cinquième député du Roussillon » !

Vieux papiers des Pyrénées-Orientales
La gare d'Ille au début du 20ème siècle
Par la suite, Charles Dupuy va être président du Conseil sous quatre présidents de la République, dont deux meurent en fonction (Sadi Carnot, assassiné, et Félix Faure, dans les bras de sa maitresse). Il subit un attentat anarchiste au parlement (et sa fameuse phrase « La séance continue ! »), vit les remous de l'affaire Dreyfus, condamné en 1894, et est élu sénateur de la Haute-Loire de 1900 jusqu'à la fin de sa vie. Durant ses dernières années, il s'installe définitivement dans les Pyrénées-Orientales, et c'est donc à Ille-sur-Têt qu'il meurt le 23 juillet 1923.

Note : Le maire cité dans l'article est François Baux, maire d'Ille de 1881 à 1894. Le conseiller général du canton de Vinça est le républicain Alfred Sauvy, élu de 1886 à 1894.

Note 2 : Le nom officiel de la commune à l'époque est simplement Ille. Il faut attendre 1953 pour que celui-ci devienne Ille-sur-Têt. Pourtant, l'article montre bien que cette dénomination est déjà utilisée à l'époque, y compris par la mairie.

Sources
Article : La Lanterne du 7 octobre 1893 [domaine public] via Gallica (cf. lien)
Compléments biographiques : Nouveau dictionnaire de biographies roussillonnaises
Toponymie : Jean-Pierre Pélissier, Paroisses et communes de France : Pyrénées-Orientales, CNRS, 1986
Illustrations
Portrait : auteur inconnu, fin 19ème ou début 20ème siècle [domaine public]
Gare d'Ille-sur-Têt : Carte postale début 20ème siècle [domaine public]

A voir aussi : Biographie sur le site de L'association fraternelle des anciens et anciennes élèves du lycée Charles et Adrien Dupuy.


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vendredi 23 octobre 2015

L'église Saint-André-de-Sorède vers 1884

L'église Saint-André-de-Sorède de nos jours
Nous avons déjà parlé précédemment de Jean-Auguste Brutails, archiviste des Pyrénées-Orientales de 1884 à 1889, connu aujourd'hui pour ses nombreuses photographies prises à l'époque de monuments du département. J'ai choisi ici de partager ses clichés de l'église Saint-André-de-Sorède, située à Saint-André, près de Sorède dans le sud-est du département.

Cette église de Saint-André-de-Sorède est tout ce qui reste de l'ancienne abbaye bénédictine qui se trouvait en ce lieu. Bâtie en plusieurs fois entre les 10ème et 12ème siècles, l'église est encore de nos jours un bâtiment majestueux, magnifique exemple de l'architecture romane dans notre région.

La première photo de Brutails nous montre la façade ouest et le portail de l'église. On peut voir en hauteur de chaque côté, entre la porte et la fenêtre, deux petits lions dévorant des proies (un serpent pour celui de gauche). Peut-être, symboles de la lutte du bien contre le mal, sont-ils les gardiens du temple ?


On peut voir sur la deuxième photo le tympan et le beau linteau en marbre de l'église. Le tympan est le plein du demi-cercle que l'on peut voir au-dessus de la porte. Le linteau est la poutre qui se trouve dessous et prend appui sur les deux piliers de chaque côté du portail.On distingue au centre de ce linteau une mandorle, soutenue par deux anges et au sein duquel figure un Christ. On peut voir également de chaque côté trois anges sous les petites arcades.

Ce linteau aurait été sculpté vers 1030, peu après celui de Saint-Génis des-Fontaines. Il mesure 2,12 mètres de long et 0,52 mètres de hauteur.


Brutails nous a également laissé une photo d'une ancienne vasque baptismale pré-romane, située dans l'entrée, avec son joli motif d'entrelacs. Celle-ci est posée sur une colonne et son chapiteau, sans-doute des réemplois de l'ancien cloître. Ces deux éléments ont été dissociés depuis.



Sources :
* Notice Mérimée des Monuments Historiques 
* Géraldine Mallet, Églises romanes oubliées du Roussillon, Les Presses du Languedoc, 2003
* Jean Sagnes (dir.), Le pays catalan, t.2, Société nouvelle d'éditions régionales, 1985

Illustrations :
Photo moderne : Fabricio Cardenas [CC-BY-SA]
Photos anciennes : Jean-Auguste Brutails (1859-1926), via le site 1886 (Université de Bordeaux 3) [domaine public]


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mercredi 21 octobre 2015

Ode aux gorges du Mondony en 1912

Les gorges du Mondony au début du 20ème siècle
Après les poèmes de Marc Anfossi dans Amélie Journal en 1912 concernant le Tech puis les environs d'Amélie-les-Bains, voyons à présent son poème paru dans ce même journal le 28 janvier 1912 et à la gloire, cette fois-ci, des gorges du Mondony.

La rivière du Mondony qui descend au sud d'Amélie-les-Bains, depuis le Roc de Frausa jusqu'au sein même du village où il conflue dans le Tech, est depuis toujours un lieu d'excursion pittoresque, notamment par ses gorges remarquables, que notre curiste poète n'a sans doute pas manqué d'aller visiter avant de leur dédier les quelques vers qui suivent.

Les Gorges

Sombres gorges du Mondoni,
Rochers où vient faire son nid
Le gypaète,
Vous cachez des attraits puissants
Et des murmures caressants
Pour le poète !

Cascades aux reflets d'argent,
Fond sinueux toujours changeant,
Blocs titanesques,
J'aime par le matin si pur
Voir se dessiner d'ans l'azur
Vos arabesques.
Le Mondony en crue à Amélie-les-Bains

Sierras au profil tourmenté
Sommets que le soleil d'été
Echauffe et dore,
Il me semble, le jour fini,
Sombres gorges du Mondoni
Vous voir encore.

Gorges dont Gustave Doré
Plus d'une fois s'est inspiré,
Gorges sublimes,
Je bénis Dieu qui m'a laissé
Chanter en un vers cadencé
Vos âpres cimes.

Sombres gorges du Mondoni
Lorsque le cours sera fini
De mes années,
J'évoquerai sur le grand seuil,
Vos sommets éclatants, orgueil
Des Pyrénées !

Marc Anfossi
Amélie-les-Bains, 25 janvier 1912


Source :
Amélie Journal du 28 janvier 1912 (via Bib. numérique de Perpignan, domaine public)

Illustrations :
Carte postale : Editeur anonyme, début 20ème siècle, domaine public.
Photo : Fabricio Cardenas, CC-BY-SA

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dimanche 11 octobre 2015

Vent et ordures à Perpignan en 1909

En ce mois de décembre 1909, le temps est particulièrement venteux, ainsi que nous en informe le journal de Perpignan La Bataille sociale, dans son numéro du 4 décembre 1909. C'est l'occasion pour cet organe de presse de soulever un important problème de voirie.

Bon sang de bon Dieu, fait-il un vent !
Les melons de ces messieurs roulent dans les ruisseaux des rues. Le vieux marcheur est heureux : il voit de temps en temps se retourner un jupon. L'honnête passant ne rit pas, lui. Oh ! ces tombereaux ! Perchés sur roues jusqu'à la hauteur d'un premier, trois fois plus larges que le lit de M. J. Escarguel, ils bouchent successivement toutes les rues de la ville. Vous êtes pressés, vous essayez de filer entre le tombereau et les devantures. Vlan ! vous recevez en pleine figure ou dans le dos le contenu d'une boîte à ordures. Seriez-vous à vingt mètres, les poussières, les papiers, et jusqu'aux trognons de choux de ces boîtes vous atteignent, quand il fait du vent. Serait-il impossible d'établir au coin des rues de grandes caisses municipales où les ménagères déverseraient en commun leurs petites boîtes et que des camions moins gigantesques emporteraient discrètement ? Soumis aux réflexions de MM. les préposés à la voirie.

Charrettes à ordures

On l'a compris : le journal ne réclame ni plus ni moins que l'installation de bennes à ordures fermées (à cause du vent) à usage collectif et vidées par des camions-poubelles. L'usage de la poubelle, initié par le préfet de la Seine du même nom, s'était déjà répandu en France depuis son apparition en 1884, mais il n'y avait de contraintes ni sur la taille ni sur le modèle de poubelle à utiliser. Un seau quelconque pouvait donc faire l'affaire, laissant ainsi toutes les ordures à la merci du vent, souvent conséquent comme on le sait dans la région de Perpignan.

Une version moderne de la charrette à ordures

Notes :

Un tombereau désigne à l'époque tout type de véhicule hippomobile, de genre charrette ouverte par exemple, et servant à transporter des matériaux en vrac. C'est un peu l'ancêtre du camion-benne.

Jules Escarguel (1861-1930) est cité pour la largeur de son lit. Directeur du journal L'Indépendant depuis 1898, on sait justement de lui qu'en 1909 il pesait tout de même 148 kilos tout en présentant une stature de colosse.

Sources :
* La Bataille socialiste du 4 décembre 1909, consulté via les collections numérisées de la Bibliothèque de Perpignan [domaine public].
* Détails concernant Jules Escarguel :
Gérard Bonet, « Escarguel (Jules, Clément) », dans Nouveau Dictionnaire de Biographies Roussillonnaises 1789-2011, vol. 1 Pouvoirs et société, t. 1 (A-L), Perpignan, Publications de l'olivier,‎

* Publicité : Autopromotion paru dans
* Charrette à ordures : Conrad Poirier, Garbage Horse in Montréal (Canada), 1945 [domaine public]
* Version moderne de la charrette à ordures : Jacques Le Letty, Ramassage des déchets par les chevaux à Questembert (Morbihan) en 2013 [CC-BY-SA]

Pour rappel, les autres articles concernant Perpignan sont à relire ici.

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lundi 5 octobre 2015

La dure vie des femmes catalanes en 1890

De belles danseuses que l'on charge comme des mules

Nous retrouvons pour cet article l'auteur Victor Dujardin, responsable de l'épais volume paru en 1890 et intitulé Voyage aux Pyrénées : Souvenirs du Midi par un homme du Nord ; Le Roussillon. Bien qu'« homme du nord » à l'origine, il en vint à bien connaitre les Pyrénées-Orientales et fit part dans ce livre de ses impressions concernant tous les aspects de la vie dans cette région à la fin du XIXème siècle.

Après nous avoir exposé son ressenti face à la langue catalane, à laquelle il ne comprenait rien et ainsi que nous l'avons vu précédemment, l'extrait que j'ai choisi aujourd'hui nous parle des femmes catalanes. Il est indéniable qu'il les trouve magnifiques, mais nous allons voir qu'il y a malheureusement un revers à la médaille...

Vieux papiers des Pyrénées-Orientales
Paysanne du Roussillon vers 1830

La belle Catalane...


Dans son livre, Victor Dujardin explique qu'il assiste à de nombreuses fêtes de village et que les habitants du département ne faillissent pas à leur réputation  de danseurs invétérés. Pour rappel, certains auteurs du XIXème siècle, frappés de voir les Roussillonnais saisir la moindre occasion pour danser sans fin, se demandaient même si ceux-ci, enfants, n'apprenaient pas à danser avant même de savoir marcher.

Qu'elles sont gracieuses, les sveltes Catalanes, quand elles se lancent dans le tourbillon de la farandole ! - La tournure élégante, la souplesse des mouvements de ces jolies filles, aux yeux ardents, au geste vif, aux traits accentués et aux formes opulentes, accusent la race maure ou espagnole. - Le balancement rythmique des hanches de la Catalane fait penser à ce vers de Baudelaire :
Même quand elle marche, on dirait qu'elle danse,
Ou à celui-ci :
Même quand l'oiseau marche, on sent qu'il a des ailes.
(...)
Brune à l'œil noir, à la taille élancée, à la chevelure abondante, gentiment coiffée du bonnet roussillonnais qui va si bien à sa figure mutine, la Catalane, fraîche comme la fleur des champs, raffole toujours de la danse et s'abandonne avec volupté dans les bras de son robuste cavalier. C'est surtout pendant l'entraînement rapide de la farandole que son visage s'épanouit et éclate dans toute sa beauté.

Vieux papiers des Pyrénées-Orientales
Femmes au marché de Perpignan en 1899


...est plus mal traitée qu'une mule.

Dans le Midi, dans ce pays du soleil et de la douce flânerie, où les longues siestes sont particulièrement délicieuses, la femme n'est pas l'égale de l'homme et travaille  plus que lui : Ainsi, dans les Pyrénées-Orientales, les femmes transportent le bois, les pierres, sont employées dans les carrières, gâchent le mortier, servent les maçons et exécutent les travaux les plus pénibles. - A Collioure, à Banyuls... elles remplacent, à l'époque des vendanges, les mulets dont on ne se sert plus depuis la diminution des récoltes. Un jour, pendant une promenade à Amélie-les-Bains, avec un Parisien, celui-ci fut impressionné par un spectacle fort commun : un cheval gravissait un sentier et un homme se prélassait dessus en fumant sa cigarette, tandis que sa femme suivait péniblement à pied, portant, en outre, un lourd panier pour soulager l'animal. 
(...)

(...) j'ai remarqué que les femmes portent, dans la montagne, de lourds fardeaux sur la tête ou sur les épaules. Dans ce dernier cas, la charge est supportée par un bât placé sur la nuque, ou par une sangle passée sur le front, comme les bœufs au labourage.

Les explications de Victor Dujardin reviennent à affirmer que les conditions de vie des femmes à l'époque dans les Pyrénées-Orientales sont plus dures que dans le nord de la France, d'où il est originaire. Cela peut sans doute s'expliquer par le fait que la région est alors encore en ce temps, dans une grande part de son territoire en tout cas, une société rurale traditionnelle, peu industrialisée ni mécanisée, où les travaux manuels occupent une place importante. Sans compter que le relief accidenté n'arrange rien.
Je ne m'aventurerais pas dans cet article sur les terrains d'un supposé machisme plus important des sociétés latines ou méridionales, ni de l'influence de la religion dans ces comportements, mais sans doute ces facteurs existent-ils.
Plus généralement,  un rapport de l'ONU de 1995 dénonçait la « double journée » et même la « triple journée » qu'effectuent toujours la plupart des femmes dans le monde, celles-ci travaillant en moyenne 13% de temps en plus que les hommes. L'évolution des pays industrialisés (et des mentalités) a sûrement diminué la pénibilité de ce travail, mais n'a pas fait disparaître les inégalités pour autant...

Sources :
Victor Dujardin, Voyage aux Pyrénées : Souvenirs du Midi par un homme du Nord ; Le Roussillon, Céret, éd. Lamiot, 1890 (via Gallica).
Autres infos : Article de Wikipédia sur la Condition féminine

Illustrations :
Dessin : « A Paysanne of Roussillon » (1832) par James Duffield Harding (1798-1863) [domaine public, coll. Bibliothèque de Toulouse]
Photo : « Au marché de Perpignan, 26 août 1899 » par Eugène Trutat (1840-1910) [domaine public, coll. Bibliothèque de Toulouse]


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jeudi 1 octobre 2015

Deux légendes pour une cascade à Arles-sur-Tech en 1912

Arles-sur-Tech vu depuis les hauteurs de Fontanils
Un certain Robert de la Pineuse nous raconte son excursion à Arles-sur-Tech, dans le Amélie Journal du 28 janvier 1912. Ce texte semble initier une série de promenades effectuées par l'auteur dans le Vallespir et dont les récits sont regroupés dans une chronique qui dura quelques numéros et logiquement intitulée « Une promenade par semaine ». J'ai choisi de retranscrire ce premier récit (texte en italique) dans son intégralité à la fois pour le style, lyrique quoiqu'un peu vieilli, et pour les nombreuses informations qu'il recèle sur la vie de cette époque. Il soulève aussi quelques questions.

La Cascade du « Saut de la Mère Vaillante ». -- Par une matinée du printemps dernier, matinée radieuse qui promettait une splendide journée, j'avais gagné Arles en suivant les bords du canal d'irrigation, bords fleuris envahis par les herbes folles aux pointes desquelles scintillaient des perles irisées.

Robert de la Pineuse est visiblement parti d'Amélie-les-Bains vers Arles. Première question : le nom de la célèbre cascade d'Arles-sur-Tech, bien connue sous le nom de « Salt de (la) Maria Valenta », soit en français le Saut de la Marie Vaillante. Le nom que l'on a ici est celui de Saut de la Mère Vaillante, et pourtant nous allons voir qu'il s'agit vraisemblablement du même endroit.

La Font dels Boixos
J'avais admiré l'exubérance de cette végétation que ne soupçonnent pas les « hinants » [hivernants ?] envolés dès que notre pays commence à se couvrir de verdure.
J'avais traversé le Tech au pont de la Fontaine des Buis, et je m'étais engagé dans le sentier qui, au milieu de grasses prairies plantées de superbes pommiers, longe de très près la rive droite du torrent.
Je passai bientôt à côté d'une ruine faite de cailloux de rivière, noyés dans un indestructible ciment, ruine informe, certes, mais à coup sûr vénérable. Un vallon, un riant vallon, s'ouvrit peu après sur ma gauche : à l'entrée, de beaux arbres, chênes, châtaigniers, dominaient des taillis plus humbles ; une herbe très fine, très parfumée, émaillée de fleurettes et aussi de fraises déjà rouges tapissait le sol granitique dont les moindres pierres étincelaient au soleil. Un clair ruisseau gazouillait qui, avant de se perdre dans le Tech, s'épandait au milieu d'un fouillis de roseaux aux fins panaches, de prêles géants - derniers vestiges des végétations des âges primitifs - d'iris aux larges pétales d'or, de menthes embaumées.

En passant sur la rive droite du Tech au niveau de la Fontaine des Buis, aujourd'hui signalée par un panneau indiquant Font dels Boixos, notre randonneur ne sait peut-être pas qu'il vient de rentrer sur le territoire de l'ancienne commune de Fontanils, réunie à Arles-sur-Tech en 1823, dont elle coupait le territoire en deux parties et alors qu'il y avait à l'époque encore une centaine d'habitants.

L'église Santa Creu de Quercorb
Je suivis le sentier qui, remontant ce vallon, serpentait à travers d'épaisses touffes de cistes arborescents au feuillage résineux, à l'écorce rouge, aux grandes fleurs blanches mouchetées de brun, et je me trouvai bientôt au pied d'une humble chapelle construite à flanc de coteau, au-dessus de la rive droite du ruisseau : la carte d'Etat-Major consultée, me répondit : Santa-Creu. Un vieux pâtre, qui surveillait de loin les ébats capricieux de trois chèvres fort affairées à mettre à mal d'innocents buissons m'apprit que l'office divin se célébrait encore le 3 mai, jour de la Sainte-Croix (Santa Creu), dans ce modeste ermitage ; les autres jours, la porte en est fermée, la cloche en reste muette.
Tel quel, d'ailleurs, l'humble édifice en parfaite harmonie avec le site, ne manque ni de grâce, ni de poésie.

L'excursion se poursuit depuis la fontaine en remontant vers le sud-ouest, où notre randonneur se trouve face à la petite église Santa Creu de Quercorb, dont la construction remonte au Xème siècle et qui, après avoir survécu au séisme de 1428, fut remaniée aux XVIIème et XVIIIème siècles (reconstruction de la porte et ajout du clocheton). Elle est également fermée de nos jours.

La cascade au nom changeant
Cependant mes yeux s'étant portés sur le fond du ravin, j'aperçus une cascade, une belle cascade qui bondissait au milieu des arbres. Le chevrier, interrogé, m'apprit que cette chûte d'eau était connue sous le nom de Sal de la Mare Balente [sic] (Saut de la Mère Vaillante) : et comme j'insistais, soucieux d'une étymologie, le bonhomme me raconta qu'autrefois, il y a très, très longtemps, un drame s'était déroulé là. A cette époque, le pays était infesté d'ours féroces. Un de ces animaux avait ravi le petit enfant d'une femme qui habitait une cabane très haut dans la montagne. Aux cris du pauvret, la mère accourut, et une course folle s'engagea, qui conduisit la brute et ses deux victimes au bord du rocher d'où tombe la cascade. L'ours bondit sans lâcher sa proie ; la mère, acharnée à sa poursuite, sauta à son tour dans le vide : chûte terrible... ô miracle ! avant de s'élancer, la vaillante femme avait eu le temps d'invoquer le ciel. Elle se retrouva saine et sauve dans le bassin profond qui reçoit le torrent : auprès d'elle souriant, son enfant lui tendait les bras, et, quelques pas plus loin, l'ours gisait, la tête fracassée, sur les pierres où il était venu s'abîmer...
Le vieux pâtre, ayant achevé son récit, se mit en devoir de rassembler ses chèvres qui s'égaillaient, puis il conclut :
Nous n'avons plus d'ours, aujourd'hui, mais les mères sont toujours aussi braves, allez !

Cascade la Marie Balente (1921)
Le vieux berger, à travers la légende qu'il raconte, justifie le nom de Salt de la Mare Valenta (Saut de la Mère Vaillante). Il n'y est nul question de Maria, élément du nom de la cascade aujourd'hui. Mais les deux termes, Mare et Maria, sont proches et le glissement à pu se faire facilement de l'un à l'autre avec le temps (d'autant que Maria est aussi... Mare de Deu). La carte postale ci-contre date au moins de 1921, soit à peine neuf ans après ce récit, et donne le nom de Cascade de la Marie Balente. De nos jours, l'imposant Atlas toponymique de Catalogne nord (Terra Nostra, 2015) de Joan Becat confirme le nom de Salt de la Maria Valenta et je n'ai vu nulle part (pour l'instant) le nom de Mare à la place de celui de Maria. Comment expliquer cette absence ? La légende liée à la Maria, que l'on peut voir partout aujourd'hui, fait allusion à une jeune fille ayant préféré se jeter du haut de la cascade pour échapper à des soldats (ou des brigands, c'est selon) cherchant à la violenter. Il serait intéressant d'enquêter sur les anciennetés respectives de ces deux noms et des deux versions de cette histoire afin de déterminer l'antériorité de l'une ou l'autre. Il n'est pas anodin de trouver ici une histoire liée à l'ours à Arles-sur-Tech, où l'on pratique encore aujourd'hui une des fêtes de l'ours, que l'on trouvait jadis dans tout le Vallespir, et qui n'a survécu de nos jours qu'à Arles, Prats-de-Mollo et Saint-Laurent-de-Cerdans.

Je redescendis de Santa Creu, et traversai le ruisseau un peu avant la ferme de Can Panne, qui occupe le vallon auquel elle donne son nom, puis je remontai le long de la rive gauche, sautant de pierre en pierre, car le torrent mutin coulait abondant et ne se gênait nullement pour faire du sentier son lit. Le soleil était devenu ardent, et je me réjouis que mon chemin pénétrât dans l'ombre fraîche d'une épaisse châtaigneraie. Je m'élevai rapidement par une série de lacets ; alors, guidé par le bruit, je cherchais à me rapprocher de la cascade, devenue depuis longtemps invisible : une piste sur la gauche me conduisit d'abord dans un chaos de grosses pierres, puis au pied d'un rocher suintant d'humidité, recouvert d'une couche de gracieuses fleurettes, enfin, au bord d'une ravissante vasque en forme de coupe - la vasque de la Mère Vaillante ! - dans laquelle se précipitait la cascade, plus qu'à moitié cachée sous les arbres touffus. Et c'est peut-être parce qu'il était impossible de la contempler en son entier que cette cascade prit, aux yeux qui en découvraient une petite partie, un charme si étrange, le charme des choses mystérieuses, des choses secrètes qui perdent tant de leur beauté lorsqu'elles sont dévoilées, se révélant dès lors banales, quelconques...
Oh, l'adorable site ! j'y restai longtemps, très longtemps, car il serait difficile d'imaginer un lieu plus favorable à la rêverie. Quelque peintre saura-t-il faire revivre la touchante légende de la mère et de l'enfant sauvés par la grâce divine dans ce cadre exquis d'eau bruissante, de rocs sauvages, de douces verdures ?
Je revins par un sentier qui, longeant la chapelle de Santa Creu, s'élève au-dessus du mamelon qui limite le vallon de Can Panne du côté d'Arles et redescend à la fontaine des Buis en passant au milieu de fermes entourées d'aimables prairies en pente douce.
Une matinée ou une après-midi suffisent amplement pour cette petite excursion. En profitant des moyens de transport qui relient Arles à Amélie, c'est une promenade à la portée des marcheurs les plus médiocres, et je ne saurai trop la recommander, d'autant mieux qu'elle est intéressante en toute saison, le vallon de Can Panne partageant, avec beaucoup d'autres de notre région bénie, l'heureux privilège de conserver en plein hiver une riante et verdoyante parure.
Une autre fois, nous nous hasarderons ensemble, si vous le voulez bien, au delà et plus haut dans ce joli ravin, en une excursion plus longue qui nous permettra d'admirer de splendides horizons ; et peut être chemin faisant, recueillerons-nous encore de ci, de là, quelqu'une de ces légendes poétiques, si abondantes dans notre Vallespir...

Robert de la Pineuse

Au-delà de la cascade se trouve également une grotte, la Cova dels Sants, célèbre pour avoir hébergé les reliques des saints Abdon et Sennen, rapportées à Arles depuis Rome au Xème siècle par l'abbé Arnulfe, et dissimulées dans cet endroit à la Révolution française pour empêcher leur destruction. Objet d'un pèlerinage annuel, le chemin d'accès passe par la cascade et le mas de Can Panna (Can Panne), cité dans le récit ci-dessus, dont les propriétaires actuels sont en conflit depuis quelques années avec la mairie et les pèlerins pour avoir condamné (à tort ou à raison) une partie du chemin ancestral et sans doute également emprunté à l'époque par Robert de la Pineuse. Précisons que les accès à la fontaine et à l'église ne posent aucun problème pour l'instant.

Note : N'étant absolument pas un spécialiste de l'histoire d'Arles-sur-Tech moi-même, toutes les explications concernant les questions soulevées ici sont les bienvenues. Sans doute quelqu'historien d'Arles a t-il des réponses.
N'hésitez pas à laisser un commentaire !

Source : Amélie Journal du 28 janvier 1912, via le fonds numérisé de la Bibliothèque de Perpignan [domaine public].
Sur le conflit actuel lié au chemin, voir les articles de L'Indépendant du 30 juillet 2014 et du 24 juillet 2015 (pèlerinage annulé).

Photos :
Vue d'Arles, Font dels Boixox et église Santa Creu de Quercorb : Fabricio Cardenas, CC-BY-SA
Salt de Maria Valienta : Ancalagon, CC-BY-SA (via Wikimedia Commons)
Carte postale de la cascade : Editions Galangau, domaine public.

Pour rappel, cet autre article concernant Arles-sur-Tech, mais en 1815, à relire ici.

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